TRAVAIL - Nouvelle division du travail

TRAVAIL - Nouvelle division du travail
TRAVAIL - Nouvelle division du travail

Adam Smith estimait au XVIIIe siècle que la division du travail provenait d’une «propension [de la nature humaine] au trafic, au troc et à l’échange d’une chose contre une autre». C’est l’extension du marché qui entraîne la nécessité de ne faire exécuter à un seul travailleur qu’un seul fragment d’un processus de production. Le produit de ce travail parcellaire peut être échangé contre un autre, ou assemblé directement avec un autre dans la même entreprise. C’est dans cette voie que l’industrie s’est engagée depuis le XIXe siècle en multipliant les opérations parcellaires, la combinaison de ces opérations et de leurs produits, et les métiers qui cristallisent la capacité de réaliser ces opérations. Au siècle suivant, la division du travail a atteint un raffinement extrême: le nombre de métiers recensés aux États-Unis vers 1950, dans une nomenclature officielle, dépasse 50 000. Les types d’opérations ne se comptent plus: la fabrication d’objets complexes, comme un avion, peut comporter des millions d’opérations distinctes et la combinaison de centaines de milliers de pièces, toutes produites indépendamment les unes des autres.

Cette démultiplication de la division du travail va de pair avec deux tendances de valeur croissante: d’abord, la combinaison et l’intégration de travaux très divers, de sorte que la coordination des tâches devient aussi importante, sinon plus, que leur séparation; ensuite, le transfert d’un nombre de plus en plus grand de tâches manuelles à des automatismes matériels , qui peuvent être aussi commandés, calculés et rectifiés par les moyens informatiques. Ces nouvelles tendances ont profondément modifié les formes traditionnelles de la division du travail, modification qui se manifeste surtout dans les sociétés où l’industrie représente la forme prédominante de l’activité productive, et où le taux de salariat de la population active est le plus élevé, c’est-à-dire où la densité du marché, des échanges, est la plus forte.

1. Définition et domaines d’application

Le terme «division» (en anglais: division ; en allemand: Teilung ) convient mal, désormais, à la forme des opérations particulières de l’industrie, comme au caractère spécifique du travail des diverses branches de la production et des services. Il se particularise en spécialisations, en répartitions, distributions, séparations, affectations, alternances, différenciations, combinaisons. Le terme «travail» devient lui aussi trop vague. On parle plus volontiers de tâches, ou d’opérations, ou de fonctions, ou même de rôles, et encore plus généralement de positions, pour désigner les formes particulières de l’exercice d’une activité appelée travail. Ces changements de vocabulaire ne sont pas arbitraires; ils révèlent la complexité des problèmes posés par l’évolution des formes nouvelles de la division du travail. Ils correspondent à des tendances qu’entraînent le développement technologique moderne et son caractère de plus en plus exigeant au point de vue de la mesure, de la précision et de la sûreté (fiabilité). Ils sont d’ailleurs applicables aux grands ensembles ou classes de la population active tout comme aux activités individuelles de chaque travailleur dans une même entreprise.

Au milieu du XIXe siècle, Karl Marx distinguait trois formes principales de la division du travail: la division en général (im allgemeinen ), par grandes branches comme l’agriculture, l’industrie, les transports, etc.; la division en particulier (im besonderen ), par espèces et variétés à l’intérieur des genres (grandes branches de l’industrie, par exemple celles du bâtiment, de la mécanique, de la chimie, etc.); la division en détail (im eizelnen ), par spécification des tâches particulières dans l’atelier. Cette division des travaux, que l’on appelait à l’époque «manufacturière», concerne l’ensemble de l’appareil de production. Mais cette répartition des tâches, qui va du composé au simple, du supérieur à l’inférieur, ou de l’homogène à l’hétérogène, n’est pas identique à celle qui divise la société entière en sexes, en classes, en localités; elle ne concerne que la réfraction de rapports sociaux généraux dans le processus de production immédiat.

La répartition analytique des domaines de la division du travail s’est altérée de nos jours. Ces domaines se compénètrent et influent beaucoup plus directement les uns sur les autre. Pourtant, on peut toujours distinguer deux grandes catégories de la division du travail. Au point de vue social , la séparation, et même l’opposition, entre classes permet la création de produits séparés qui sont des marchandises, unités distinctes jetées sur le marché, valeurs d’échange. Par contre, la division technique , dans les entreprises, correspond aux exigences de la production d’un objet utile, d’une valeur d’usage. Il en résulte que, dans le premier cas, la production pour la vente entraîne d’abord une dispersion d’entreprises et d’établissements qui se concurrencent, tandis que, dans le second cas, les exigences de la production poussent à la coordination et à la concentration des moyens entre les mains du même chef d’entreprise.

Mais chacune de ces tendances est de plus en plus corrigée dans le sens inverse. Il en résulte une homologie croissante entre ces deux grandes formes de la division du travail: rapports sociaux et rapports techniques dans la production tendent à coïncider. La structure d’une petite ville et celle d’une entreprise géante amalgament des éléments qui concernent la division sociale tout autant que la division technique. Dans une grande entreprise productive, la coordination technique des différents travaux est devenue une solidarité totale grâce à l’automatisation et à l’informatique. Et ce type de coordination se retrouve dans les services comme dans la production. Dans les deux cas, l’organisation devient un principe dominant et commun, quels que soient la quantité et le degré des spécifications au niveau de l’emploi individuel. Ce principe agit de la même façon dans la gestion d’une entreprise et dans celle d’une agglomération ou d’une ville. D’autre part, la hiérarchie sociale , la subordination des échelons inférieurs de décision aux échelons supérieurs, tend à prendre même forme dans tous les secteurs d’activité, aboutissant à une sorte de corporatisme généralisé.

Au point de vue économique, la coordination des travaux s’étend maintenant bien au-delà de chaque entreprise. Le pays entier et même des groupes de pays travaillent comme un ensemble plus ou moins coordonné de travaux particuliers; c’est ce que montrent les tableaux interindustriels qui chiffrent cette structure. Les grandes entreprises ont développé le système de la sous-traitance, qui va dans le même sens. La division des travaux prend l’aspect d’un flux programmé où, à chaque étape, on peut distinguer un amont et un aval.

2. Travail humain et travail automatisé

La séparation des tâches qui sont dévolues aux opérateurs humains et celle des travaux que l’on confie de plus en plus aux outillages automatisés doivent être envisagées à part. Aujourd’hui, on constate une séparation accentuée entre les aptitudes corporelles appliquées à une activité quelconque et les procédés techniques de fabrication (d’objets ou de services). Il y a intégration des instruments de travail fonctionnant en séquence continue de façon autonome. La répartition coordonnée de tâches indépendantes peut avoir lieu sans tenir compte de la structure du fonctionnement des instruments de travail. On assiste alors à un changement dans la fixité des tâches particulières: il y a redistribution fonctionnelle constante des tâches humaines dans le temps et dans l’espace, mobilité accentuée des opérations dans le temps et dans l’espace par roulements, mutations, rotations, transferts et polyvalence d’emploi, ce qui provoque un remaniement des hiérarchies de subordination qui surdéterminent la division des tâches.

Certains analystes considèrent que cette évolution tend à conférer aux individus sujets d’un groupement de tâches particulières un véritable statut social . Toutefois, il faut préciser la relation établie entre la tâche de l’ouvrier et la nature des outillages sur lesquels cette tâche est réalisée si l’on veut percevoir correctement les modifications qualitatives introduites dans la division du travail, en dépit de la référence au statut. Comme chaque opérateur exécute par définition un travail qui lui est propre, on peut toujours parler de la division du travail entre opérateurs (réunis dans un atelier) quelle que soit la nature de l’outillage mis en œuvre. Si dix ouvriers exécutent chacun la même tâche sur une machine identique, il y aura division des tâches entre eux en dix «parcelles». Et si dix ouvriers exécutent chacun des tâches différentes sur un outillage automatisé en continu (séquence de machines différentes), on pourra dire aussi qu’il y a division des tâches entre ces dix ouvriers «parcellaires». Pourtant, la répartition est d’une nature différente dans les deux cas. L’automatisme d’un cycle continu peut induire en erreur, car il entraîne une spécialisation des fonctions individuelles des opérateurs, avec élimination progressive du caractère répétitif des tâches. Mais cette spécialisation des fonctions est un aspect de la répartition des tâches qui ne peut être simplement identifié ni avec les formes classiques de la division technique du travail, ni avec l’assimilation à un statut social.

Les formes modernes de la division du travail suscitent ainsi de nouvelles formes de coopération et d’opposition. Les premières de ces formes sont dues à l’extension de l’automatisme. La production automatique, par cycles continus et intégrés d’opérations, supprime la division des tâches où chaque ouvrier se consacre à une seule opération exécutée sur une machine particulière. Il y a dissociation entre les fonctions de l’homme et celles de la machine, et interchangeabilité fréquente entre les fonctions humaines de surveillance et de contrôle. Une distribution mobile de fonctions intégrées se substitue à une division de tâches isolées . Les formes de coopération technique mettent alors au premier plan le travail par équipes groupant les spécialistes divers tous indispensables au bon fonctionnement du système.

La répartition ou distribution des tâches se substituant à la simple séparation ou division constitue le second changement de formes. Diviser une tâche perd son sens dès que celle-ci ne répond plus à un groupe d’éléments opératoires distincts dans les machines. Sur des ensembles intégrés, les tâches ne sont plus à proprement parler divisées, et c’est la raison pour laquelle l’analyse taylorienne des «temps et mouvements» est mise en échec. Les tâches sont distribuées tout en restant spécifiques. Chaque individu reste affecté à une occupation particulière à un moment donné, mais cette occupation est impliquée dans d’autres tâches effectuées par lui-même à d’autres moments, et dans des tâches effectuées par les autres membres de l’équipe au même moment. Cette situation se traduit par la variabilité des répartitions de tâches et par le transfert aux machines des opérations qui relèvent de la division technique proprement dite.

Enfin, troisième changement de formes, un compromis nouveau doit être trouvé entre division et organisation de l’entreprise. Ces deux aspects du système industriel mettent en cause la hiérarchie technique et la hiérarchie sociale dans l’entreprise, qui se confondent en une hiérarchie de décision, ou encore de commandement, d’un nouveau type. Plutôt qu’une exigence technique, la subdivision des tâches a souvent eu pour cause une volonté de différencier arbitrairement les ouvriers pour diversifier leurs intérêts et jouer de leurs différences. Cette volonté peut se traduire dans une politique de salaires dont la complication finit par exténuer ses promoteurs. La parcellisation des salaires accompagne la parcellisation des tâches; toutes deux servent alors de support à l’organisation hiérarchique de l’entreprise. Aujourd’hui, cependant, les mêmes facteurs techniques imposent un remaniement des principes de l’organisation hiérarchique. Plus les opérateurs se consacrent à des tâches distinctes de celles qu’effectuent les machines, outillages et équipements, plus l’organisation du travail doit abandonner les impératifs hérités de la tradition des ateliers de type additif . L’intégration tend à dominer la division, avec tout ce que cela comporte comme conséquences dans le domaine des salaires (mensualisation, garantie, primes collectives, etc.), des critères d’efficacité (responsabilité partagée), des relations hiérarchiques (liaisons horizontales, équipes à niveaux multiples, formation, participation et «autogestion»). Tout tourne de plus en plus autour d’une question essentielle: comment obtenir des systèmes autonomes de production un rendement maximal? Le principe unilatéral de la division ne répond plus à cette exigence. C’est celui d’un système nouveau de coopération qui s’impose.

3. Communication et codage

L’évolution des formes de la division du travail met en valeur la fonction de communication inhérente à tout travail collectif. La communication entre les différentes «parcelles» discontinues d’un processus de travail est devenue communication ininterrompue entre toutes les phases de travail. En outre, cette communication se dédouble: celle qui régit le système mécanique ne coïncide plus exactement, terme à terme, avec celle qui intègre les hommes. Le phénomène est manifesté par le rôle croissant du codage strict des communications sous deux formes: d’une part comme indicateurs techniques inclus dans le système matériel, d’autre part comme langage propre aux transferts d’informations entre opérateurs humains. Les codages en question peuvent être contrôlés à tout instant par les moyens informatiques. Ce système de communication contrôle l’ensemble d’un processus de travail. Il diffère selon les branches d’industrie (fabrication, transport, gestion, etc.) et selon qu’il s’applique aux outillages ou aux hommes et femmes employés, mais ce sont des manifestations spécifiques d’un même processus.

Des cadrans relevant des mesures et des opérations, des tableaux complexes signalant des ordres d’opérations, des voyants de divers types, des interphones et des écrans de télévision matérialisent des systèmes de communication grâce auxquels la spécialisation des tâches individuelles est étroitement soumise au contrôle unifié sur l’ensemble du processus.

4. Répartition et intégration des tâches

On peut schématiser toute cette évolution de la division du travail de la façon suivante:

1. Métier artisanal complet : l’artisan ou l’ouvrier à façon A réalise sucessivement les opérations a, b, c ...

2. Métiers artisanaux subdivisés : l’artisan A réalise successivement les opérations a, b, c ...; l’artisan B réalise successivement les opérations m, n, o ...; A et B travaillent simultanément; ao est l’objet terminé.

3. Travaux parcellaires exécutés successivement : A exécute l’opération a, B l’opération b, etc. sur le même objet. La séquence est: AaBbCc...

4. Travaux parcellaires exécutés simultanément à la main ou sur machine : A exécute a pendant que B exécute b , que C exécute c, etc. Les opérations sont successives (discontinues) et simultanées:

5. Opérations isolées ou groupées exécutées par la machine conduite par l’ouvrier : A prépare et commande les opérations a ou a-b , ou a-b-c- ... réalisées par la machine M1; B fait de même pour les opérations m-n-o- ... sur la machine M2. Les travaux sont simultanés:

6. Opérations en continu exécutées par un système automatique intégré : A contrôle un secteur d’opérations a...c ; B contrôle un secteur c...m , selon le schéma:

Parallèlement à ce changement de forme des opérations de fabrication, on constate une métamorphose des travaux d’entretien (y compris la préparation du travail), que l’on peut schématiser de la façon suivante:

1 représente les ouvriers de fabrication (contrôle direct des machines), O2 les outilleurs et régleurs, 3 les ouvriers d’entretien, P les tâches de préparation (réglage et mise en route), E les travaux d’entretien proprement dits. Il se produit une séparation de plus en plus nette entre les services de préparation, de fabrication et d’entretien. Mais leur autonomie est de moins en moins liée unilatéralement à certaines opérations parcellaires (a, b, c... ). Elle devient à son tour fonctionnelle, et se particularise selon certaines fonctions élémentaires touchant l’ensemble d’un atelier ou d’un département. Ces fonctions réunissent parfois des tâches autrefois divisées.

5. Fonctions et postes de travail

La division nouvelle du travail suppose une séparation entre les «postes-hommes» et les «postes-machines». Naguère, à une portion déterminée de travail mécanique correspondait une portion déterminée de travail humain. Une tâche, ou plutôt un poste de travail, correspondait à la fois à l’opérateur et à la machine. Avec l’automation, la machine, ou la suite intégrée de machines, exécute elle-même une série d’opérations mécaniques particulières auxquelles l’opérateur ne participe pas directement. Ses propres tâches ne présentent ni homologie ni analogie avec celles de la machine; à la limite, elles se résument en contrôle de commandes , à la vue ou à la main. La division des opérations dans la machinerie et dans les groupes d’ouvriers n’est plus la même. Les éléments «parcellaires» du travail deviennent des fonctions dérivées d’opérations types effectuées par les machines et non ajustées à celles-ci. Les fonctions consistent à contrôler la commande de certaines catégories de fonctionnements. Des «opérations unitaires» réalisées par les machines peuvent alors servir à définir des types de commandes, elles-mêmes ramenées à des types de contrôle polyvalents (par exemple, opérations de tri, réduction, écoulement, transfert, cristallisation, etc.).

Vers 1850, Karl Marx classait les types d’ouvriers résultant de l’introduction des machines-outils de la façon suivante: 1o opérateurs de machines-outils et de machines motrices; 2o manœuvres, alimenteurs; 3o ingénieurs, mécaniciens, monteurs. Aujourd’hui, l’analyse fonctionnelle des opérations mécaniques, chimiques, électriques, etc. oblige à compliquer ce classement. Un classement réel dans les ateliers ne peut plus correspondre à une simple division (ni par conséquent à une addition); il exprime une séquence logique réelle: a ) travaux d’études et de préparation; b ) travaux de fabrication; c ) travaux d’entretien. Si l’on ne considère que les postes de travaux b et c , on peut, schématiquement, distinguer les suivants: 1o postes d’entrée et de sortie des processus (charge, décharge, positionnement); 2o postes aux coupures, totales ou partielles du processus automatique (manipulation et contrôle); 3o postes de contrôle ou surveillance sur tableaux centraux; 4o postes d’entretien.

Des analystes anglais distinguent les postes suivants dans l’industrie automatisée: 1o les machine-minders , opérateurs de machines-transfert ou de machines entièrement automatiques qui chargent, déchargent, inspectent, surveillent, arrêtent et font démarrer les machines; 2o les monitors qui commandent la vitesse, le rythme, la qualité de la production, par surveillance à distance de panneaux de contrôle; 3o les computers-operators , opérateurs de calculatrices. Là aussi, il s’agit de postes fonctionnels, où un emboîtement des responsabilités se substitue à la simple division des tâches.

Le travail à la chaîne lui-même (en général un montage), qu’il ne faut pas confondre avec la production automatisée, rend de plus en plus difficile l’ancienne subdivision indéfinie des tâches. Le produit y passe de main en main automatiquement, mais c’est l’homme qui doit y exécuter l’opération prescrite. La quantité de travail (temps et produit) étant déterminée pour chaque phase partielle, certaines représentent plus de travail que d’autres. Si chaque opération est réalisée par un ouvrier différent, on essaye de répartir convenablement le volume de travail, mais l’ensemble de l’équipe ne peut travailler à un rythme plus élevé que celui du poste le plus lent. La logique de la séquence de travail s’impose aux tâches parcellaires, surtout si elles s’exécutent en chaîne. Le processus classique de subdivision des tâches se heurte ainsi aux nouvelles exigences du travail intégré, au progrès de l’automatisation, aux impératifs de précision et de qualité et finalement aux frais plus élevés qu’il entraîne.

Ce sont les changements techniques assurés par l’intégration de machines automatiques qui ont modifié les données du problème. Ils ont permis un flux de production continu sans que la répartition des tâches individuelles soit directement liée à des productions unitaires par individu. La répartition des tâches déborde le cycle de fabrication proprement dit: elle s’organise le long d’un flux qui embrasse, en deçà de la fabrication, la conception, la préparation, l’approvisionnement, et, au-delà, le contrôle, le stockage, le conditionnement et la livraison. Comme l’a écrit J. Diebold (Automation , 1962) c’est parce qu’elle touche au phénomène essentiel de la division du travail que l’automation déclenche une authentique révolution industrielle: «Une machine-transfert à 39 postes n’est pas seulement une manufacture d’épingles modernisée. C’est quelque chose de plus: un système mécanique qui peut embrasser une vaste succession de transformations.»

À partir des années soixante, l’informatique est venue couronner cette évolution. Elle a permis de contrôler centralement, avec une décentralisation progressive des décisions, d’immenses domaines industriels couvrant des centaines de compartiments où sont exécutées des milliers de tâches différentes. La forte concentration verticale est typique de telles entreprises; des géants industriels aux États-Unis ont une physionomie qu’illustre l’exemple de la General Electric: celle-ci employait, en 1960, 250 000 personnes, classées en 10 000 emplois ou postes de travail environ, et faisait travailler 250 000 autres personnes réparties parmi ses 40 000 fournisseurs; la firme groupait 138 usines dans 107 villes, et fabriquait 200 000 articles différents en utilisant plus de 3 millions de références pour répertorier dans ses catalogues les différentes formes, dimensions et classes d’articles. La division fonctionnelle de cette entreprise comporte 350 branches différentes de fabrication ayant une comptabilité propre; ces branches sont regroupées en 100 départements autonomes, réunis à leur tour en 21 divisions. Tous ces départements sont liés par des services généraux et fonctionnels. Ce qui soude cette pyramide, formée de centaines de milliers d’emplois spécialisés, c’est la possession d’un capital unifié et, comme le dit l’un des directeurs, «l’usage d’une terminologie commune, d’un langage commun pour la classification du travail, la définition des postes et la description de la structure de l’entreprise».

6. Structure des équipes et polyvalence d’emploi

La répartition des tâches prend de nouvelles formes dans les équipes dont la structure offre une polyvalence et des possibilités de permutation. Différente de la coopération additive des ateliers classiques, la coopération de différents postes devient une «coopération articulée» (H. Popitz, 1957). Elle avait été supplantée par la parcellisation du travail sur machines individuelles, elle reparaît dans les ensembles automatisés. Par exemple, il y a sur un laminoir automatisé fonctionnant avec une équipe de 9 hommes: 3 opérateurs de four, 2 opérateurs de cage, 3 opérateurs de laminage, 1 contrôleur de gabarits. Dans un atelier de production automatisée de blocs moteurs, on trouve en équipe: 20 ouvriers de production, 12 régleurs, 12 professionnels, 6 électriciens. Dans un atelier de galvanoplastie: 1 chimiste, 1 chef d’équipe, 2 régleurs, 1 électricien, 1 mécanicien, 1 tuyauteur. Certaines équipes peuvent être permanentes, d’autres occasionnelles.

La tendance à grouper des équipes comprenant diverses spécialités s’accompagne d’une plurispécialité croissante: dans certains cas, il s’agit de la connaissance technique de plusieurs spécialités, mais dans la plupart des occasions il s’agit simplement d’une «extension» temporaire de la tâche, ou de rotations et changements de poste. Comme c’est la répartition des «postes-machines» qui représente désormais la forme fondamentale de la division du travail, les changements ou la polyvalence d’emploi n’apportent pas une mutation profonde de la spécificité des tâches, mais soulignent une beaucoup plus grande facilité à en exécuter plusieurs.

La baisse du niveau de qualification des emplois d’ouvrier spécialisé (O. S.) avait déjà conduit à l’interchangeabilité, au moins potentielle, des hommes entre postes de travail semblables. L’adaptation rapide à des machines spécialisées facilitait ces mutations. En même temps, toute une catégorie de professionnels (notamment à l’entretien) devenaient capables de tenir des emplois polyvalents. De leur côté, les chaînes de montage ont permis des changements d’homme sur les différents postes, sans que soit modifiée la séquence des travaux. Finalement, dans les équipes intégrées, les permutations irrégulières ou exceptionnelles deviennent souvent la règle. Les formes nouvelles de la répartition des tâches entraînent ainsi une grande mobilité, accentuant la différence avec les anciennes formes de division du travail fondées sur la fixité du poste et sur la «propriété» du poste par l’ouvrier.

On peut distinguer (D. Cox et C. Frisby) deux formes typiques d’interchangeabilité des postes: l’interchangeabilité entre travaux non qualifiés, fondée sur la facilité d’exécution de la tâche (par exemple, transfert de pièces); l’interchangeabilité entre postes spécialisés ou qualifiés, fondée sur la capacité d’adaptation des sujets, à savoir leur flexibilité ou polyvalence . Les permutations (rotations, changements d’affectation) supposent une organisation stricte des programmes de travail. Pour l’ouvrier, elles soulèvent trois types de questions: la durée pendant laquelle il effectue chacune des tâches, la régularité avec laquelle intervient le changement d’affectation et la mesure dans laquelle une tâche diffère de l’autre.

L’interchangeabilité n’implique pas seulement un certain degré de polyvalence dans l’emploi; elle est aussi l’indice d’une séparation accentuée entre l’outillage et les opérateurs, de sorte que la polyvalence des postes n’est pas identique à celle des individus . Un poste de travail peut être tenu alternativement, par exemple, par 3 personnes; un autre par 2 ou 10. À l’inverse, un individu peut tenir 2 postes; un autre, 5 ou plus. Les deux répartitions ne coïncident pas.

Les analyses du travail s’identifient progressivement à des analyses de postes , mais celles-ci se heurtent au caractère de plus en plus global, fonctionnel et mobile des opérations. La division du travail cesse peu à peu d’être un phénomène relevant de l’arithmétique. Dans l’atelier et l’entreprise, elle emprunte aujourd’hui ses caractères fonctionnels à des structures qui se développent dans la société industrielle tout entière. C’est dire qu’on ne saurait exagérer l’importance des rapports hiérarchiques qui y sont liés et dont l’effet s’étend à tous les aspects non technologiques du travail: salaires, garantie d’emploi, avantages sociaux, hiérarchies de commandement.

7. Incidence du facteur temps et résidus de l’ancienne division du travail

La répartition des tâches prend un aspect nouveau lorsqu’on la considère dans le temps. L’automatisme permet et parfois exige que les outillages travaillent plus longtemps dans une journée que les hommes. Dans certains cas, ils fonctionnent sans interruption, vingt-quatre heures sur vingt-quatre (par exemple, dans la production d’énergie électrique, certains secteurs de l’exploitation du pétrole, les transports, etc.). Alors, le travail peut être réparti sur toute la journée, en trois équipes effectuant chacune huit heures consécutives de travail (3 憐 8). Dans de nombreuses industries, on travaille en deux équipes. Il en résulte une répartition mobile des équipes qui bouleverse les horaires ordinaires de travail. Les opérateurs sont alors soumis à des roulements, au travail de nuit et à des adaptations variées qui requièrent des mises au point délicates. On commence aussi à mettre en pratique les horaires partiellement mobiles.

Cette forme de division du travail dans le temps a pris une extension considérable à partir de la Seconde Guerre mondiale, et elle semble devoir s’étendre encore si une nouvelle réduction de la durée du travail journalier intervient. En supposant que la journée de six heures devienne la règle, quatre équipes journalières deviendront nécessaires pour les travaux en continu. Dans la durée aussi, par conséquent, l’ancienne division qui séparait de façon étanche le temps de travail du temps de repos et de loisir (dit «libre») se verra supplantée par une répartition changeante d’horaires: par exemple, on travaillera trois heures le matin et trois heures le soir pour une journée de travail de six heures. L’ajustement des horaires de travail aux exigences techniques de la production et des services posera inévitablement des problèmes complexes. Si la civilisation industrielle doit connaître autre chose que des conflits et des oppositions radicales, il faudra bien qu’elle découvre les modes de répartition mobile des tâches, qui donneront à chacun les chances optimales de développer des capacités variables et changeantes.

L’évolution que l’on vient de retracer suppose de profonds bouleversements dans les formes les plus générales de division sociale, notamment celles qui séparent les sexes, les intellectuels et les manuels, les employés de bureau et les ouvriers, les sédentaires et les ambulants, les agriculteurs et les industriels, et finalement les dirigeants et les dirigés. Certaines de ces divisions s’atténuent déjà, celle par exemple qui sépare l’agriculture de l’industrie. Mais, dans ce dernier cas, la raison en est que les travaux agricoles sont en train de devenir à leur tour des travaux industriels, tout comme maintes activités de bureau. C’est pourquoi certains secteurs ressortissant à l’agriculture et d’autres au travail de bureau connaissent dans la phase actuelle une division des tâches qui ressemble à l’ancienne division du travail industriel.

Les transformations de la division du travail que l’on observe dans les régions industrielles très évoluées de la planète ne s’étendent pas à tous les domaines économiques et à tous les pays. Même dans l’industrie subsistent en grand nombre des systèmes de division des tâches qui n’ont guère varié depuis un siècle ou deux, en particulier dans les petites et moyennes entreprises. Mais cette persistance, tout comme celle de l’artisanat pur et simple, n’empêche pas les secteurs essentiels de la vie industrielle présente, et cela dans les régimes politiques les plus divers, d’avancer à grands pas vers un système de répartition et de coordination des formes de travail qui finira par l’emporter.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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